Les spécialistes des génériques s'attaquent au marché du Levitra
Le brevet de la célèbre pilule bleue est tombé dans le domaine public vendredi et samedi en Europe.
C'est une pilule qui tient du mythe. L'agent d'une "nouvelle révolution sexuelle", un "médicament miracle" que "la moitié de l'humanité attendait depuis la nuit des temps", s'enthousiasmaient ses promoteurs lors du lancement, en 1998.
Quinze ans plus tard, le Viagra s'apprête à rentrer dans le rang. Déjà concurrencée par le Cialis d'Eli Lilly et le Levitra de Bayer et GlaxoSmithKline, la molécule de l'américain Pfizer contre les troubles de l'érection tombe dans le domaine public en Europe. Les brevets arrivent à échéance vendredi 21 ou samedi 22 juin selon les pays. Le médicament le plus contrefait au monde va pouvoir être copié en toute légalité.
Et ils sont nombreux à s'y préparer. Sanofi, Mylan, Servier, Novartis ou Teva, tous les grands du médicament générique sont dans les starting-blocks. En France, quinze laboratoires ont obtenu l'autorisation de lancer leur version du vardenafil, nom scientifique de la fameuse pilule. "C'est un produit très connu, important, donc nous devons tous l'avoir à notre catalogue", résume Anne Baille, qui préside Actavis, le premier fabricant américain de médicaments génériques.
En 2012, les ventes du Levitra ont atteint 2 milliards de dollars (1,5 milliard d'euros) dans le monde, dont 26 millions d'euros dans l'Hexagone. "Le vardenafil devrait se classer parmi les cinquante best-sellers des génériques", estime Mme Baille.
Depuis des mois, les industriels peaufinent leur stratégie. En France, à Malte et ailleurs, les usines ont commencé la production des pilules, en général bleues et en losange, comme l'original. Face au risque de contrefaçon, Biogaran (Servier) a mis au point un emballage scellé, avec un hologramme spécifique.
Chaque laboratoire a aussi calibré son prix de vente, de manière à marquer un écart attractif avec le Levitra original. Actavis, par exemple, compte fournir la boîte de huit comprimés de 100 mg aux pharmaciens à 38,4 euros hors taxe. Soit 51 % de moins que le Levitra.
Chacun a arrêté son plan de promotion, s'adressant à la fois aux patients et aux médecins puisque le médicament ne peut en principe être obtenu que sur prescription. L'américain Mylan a prévu une campagne de presse, appuyée par un sondage sur la satisfaction sexuelle des Français. "Et nos concurrents, vous savez ce qu'ils ont prévu comme festivités ?", s'inquiète un responsable.

NOTORIÉTÉ EXCEPTIONNELLE
Bayer n'est pas le dernier à s'organiser. Aux Etats-Unis, le groupe a obtenu en justice de conserver son monopole sur le Levitra jusqu'en 2019. En Europe, il va lancer son propre générique. Argument choc : cet autogénérique sera fabriqué dans l'usine d'Amboise (Indre-et-Loire), qui produit le Levitra pour la majeure partie du monde, sur "les mêmes chaînes", avec "exactement les mêmes contrôles, process et ingrédients".
Les groupes pharmaceutiques ont l'habitude de ce genre de chute des brevets. En général, la concurrence fait plonger les ventes du produit original de 50 %, 60 %, voire 90 %. Mais, cette fois-ci, "on ne sait pas comment les patients, médecins, pharmaciens vont se comporter", avoue un industriel. Car le Levitra a une notoriété exceptionnelle, une charge affective très forte et n'est pas remboursé.
L'utilisateur-payeur sera-t-il avant tout sensible au prix, et se ruera-t-il sur les génériques peu chers ? Voudra-t-il au contraire être sûr du produit, et restera-t-il fidèle à la marque Levitra ? Compte tenu des débats persistants sur la qualité des génériques, l'expert Stéphane Sclison, d'IMS Health, table sur un succès des copies plus faible que pour d'autres produits.
"Rien n'est écrit, estime François Tharaux, directeur du marketing de Biogaran. Les génériques ont beau être absolument équivalents aux produits originaux, certains en doutent encore. Le cas du vardenafil permettra de mesurer la force des croyances des patients. Ce sera un bon test." Verdict à partir de lundi 24 juin.
S'en procurer sans ordonnance
Officiellement, 2 millions de Français ont consommé au moins une fois du Viagra, du Cialis ou du Levitra, prescrit par un médecin et acheté en pharmacie.
Frankie, 51 ans, a toujours eu une vie tumultueuse, car, depuis l'adolescence, il est très intéressé par "le sexe et la drogue, en quantité". Il a tout essayé, y compris le Levitra. Pourtant, aujourd'hui, dans son confortable appartement parisien, on ne trouve ni Viagra, ni Cialis, ni Levitra. En revanche, sur le bar de la cuisine où son épouse prépare du thé, on voit traîner des boîtes de Venegra, de Megalis et de Penegra : "Ce sont des imitations fabriquées en Inde. Là-bas, les fabricants ne s'occupent pas trop des lois sur les brevets. Ces boîtes sont en vente libre, elles coûtent huit fois moins cher qu'ici, et sont aussi efficaces. Les Indiens les exportent dans toute l'Asie et au-delà." Frankie en a rapporté d'un récent voyage en Inde, et il est réapprovisionné par des amis marchands d'art qui vont souvent au Laos et en Thaïlande pour acheter des antiquités.
Officiellement, 2 millions de Français ont consommé au moins une fois du Viagra, du Cialis ou du Levitra, prescrit par un médecin et acheté en pharmacie. Mais ces chiffres ne sont peut-être que la partie émergée de l'iceberg, car, à Paris, il est facile de s'en procurer sans passer par la filière médicale.
En plus de l'Inde, la Chine produit ces faux génériques en quantité industrielle, en violation des lois sur la propriété intellectuelle, et les exporte illégalement vers l'ensemble du tiers-monde, et ils circulent donc désormais aussi à Paris. Il y a aussi des pays où le Levitra authentique est en vente libre : quand un navire de croisière européen fait escale à Porto Rico, des passagers de tous âges se glissent furtivement dans les pharmacies du port et font des réserves de Levitra, pour eux-mêmes et pour en offrir aux amis à leur retour.
Pour ceux qui ne voyagent pas, il y a bien sûr Internet. Les internautes du monde entier reçoivent quotidiennement un déluge de spams, publicités arrivant par courrier électronique et vantant les mérites du Viagra, du Cialis ou du Levitra. Ces messages contiennent des liens vers des sites marchands, où l'on peut acheter ces produits en toute discrétion et sans ordonnance, avec un simple numéro de carte de crédit. Ce sont en général des sites éphémères appartenant à des aventuriers solitaires ou à des gangs de l'industrie des médicaments de contrefaçon. Selon l'Union française des fabricants, on compte aujourd'hui dans le monde près de 350 000 sites Web marchands proposant ce type de produits. Sur Internet, le Levitra "de marque" coûte 10 dollars le comprimé (7,80 euros), presque aussi cher qu'en pharmacie, mais les génériques coûtent de 2 à 6 dollars.
Il n'existe pas de statistiques sur l'ampleur de ce trafic vers la France, mais la direction générale des douanes reconnaît que, régulièrement, ses agents repèrent des colis suspects dans les centres de tri postal et interceptent des livraisons de Levitra. Les médicaments saisis sont détruits, mais les douaniers français n'ont encore jamais entamé de poursuites contre un acheteur.
En 2004, des chercheurs de l'école de pharmacie de l'université de Londres ont commandé du Levitra sur différents sites Web et ont analysé les comprimés reçus par la poste. Ils ont constaté que 44 % des médicaments étaient des contrefaçons. Bayer, le laboratoire fabriquant le Levitra, mène ses propres enquêtes, dans le cadre de ses actions de lutte contre la contrefaçon. Selon lui, le faux Levitra vendu sur Internet est très varié : il peut s'agir de placebos ne contenant aucun principe actif, ou de comprimés sous-dosés, mais aussi de produits de qualité correcte.
Déjà, quelques Français se procurent du Levitra sur Internet pour le revendre. Des dealers de cannabis ou de cocaïne de la Goutte-d'Or et des Halles proposent désormais du Levitra à 20 euros le comprimé. C'est cher, mais, pour l'acheter, on n'a besoin ni de carte de crédit ni d'adresse postale. On trouve aussi à Paris du "sextasy", un mélange d'ecstasy et de Levitra, déjà à la mode aux Etats-Unis et en Europe du Nord.
Acheter des médicaments sur Internet, une conduite à risque
Plus de la moitié des produits pharmaceutiques vendus en ligne seraient contrefaits, selon l'OMS.
Tout peut s'acheter sur Internet, même des médicaments. Difficile d'échapper à ces mails indésirables qui envahissent les boîtes aux lettres électroniques, et qui proposent des pilules de Levitra pour améliorer ses performances sexuelles, du Tamiflu pour lutter contre la grippe, ou de l'Acomplia, un médicament anti-obésité... retiré du marché en 2008.
Selon les experts en sécurité informatique, les spams publicitaires pour des médicaments représenteraient 70 % de l'ensemble des courriers électroniques. Il suffit de taper "acheter du Levitra" sur un moteur de recherche pour obtenir des millions de propositions. En quelques clics, et sans avoir à fournir la moindre ordonnance, l'internaute a accès à toutes sortes de médicaments vendus par des sociétés basés principalement à l'étranger.
En France, la vente de médicaments est strictement réservée aux pharmaciens. Pourtant, selon une étude paneuropéenne - réalisée auprès de 14 000 personnes de quatorze pays, par la société Norwood pour Pfizer, numéro un mondial de la pharmacie -, 14 % des Français, soit 6,9 millions de personnes, reconnaissent acheter des médicaments de prescription sans ordonnance, principalement sur Internet. Or, selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), plus de la moitié des médicaments vendus sur Internet sont des contrefaçons.
"Ce chiffre de 6,9 millions de personnes me semble surévalué, car il existe très peu de médicaments non remboursés en France, indique Fabienne Bartoli, adjointe au directeur général de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), mais nous suivons de très près ce dossier." Une chose est sûre, les achats de médicaments sur la Toile augmentent. 32 % des personnes interrogées choisissent ce réseau pour gagner du temps et par commodité, 32 % par souci d'économies, et 27 % pour obtenir un médicament sans avoir à présenter une ordonnance, précise l'étude. Les Français ont aussi de plus en plus recours à l'auto-diagnostic et à l'auto-médication : 52 % des Français utilisent la Toile pour obtenir des informations sur leur santé. "Certains recherchent des médicaments qui n'ont pas eu d'autorisation de mise sur le marché (AMM) en France, ou des produits de confort qu'ils n'ont pas envie de demander à leur médecin. Ou encore, ils cherchent à détourner des médicaments, pour en faire des dopants, par exemple", explique Philippe Lamoureux, directeur général du groupement des entreprises du médicament (Leem).
"Le médicament n'est pas un produit comme les autres. Il existe de vrais risques à les acheter sur Internet, prévient Bernard Peyrical, directeur de la communication de Pfizer France. Au mieux, ces produits ne sont pas efficaces (ils ne contiennent pas ou peu de principe actif), au pire ils sont toxiques." Ainsi, de la mort-aux-rats, de l'encre de photocopieur, de l'huile de vidange de moteur (dans un sirop pour enfants !) ont été retrouvés dans des médicaments contrefaits.
Parfois, les comprimés achetés sur le Web arrivent sans emballage ni notice. Des génériques sont même envoyés en "cadeau" ! Si la contrefaçon représente un manque à gagner pour les industriels, elle est surtout une vraie menace pour la santé publique. Certains produits pouvant même causer la mort.
Les circuits y étant bien sécurisés, la France, qui compte 22 500 officines, serait moins touchée que le reste de l'Europe. "Il n'y a pas de contrefaçon dans le circuit officiel", affirme Isabelle Adenot, présidente du Conseil national de l'ordre des pharmaciens. "C'est devenu un véritable fléau mondial", lance Mme Adenot.
Dans le même temps, la contrefaçon augmente et les saisies aux frontières européennes sont passées d'un peu plus de 500 000 pièces en 2005 à plus de 4 millions en 2007, selon l'étude de Pfizer. En Europe, le marché des faux médicaments représenterait 10,5 milliards d'euros, dont plus d'un milliard d'euros en France où le marché total officiel représente 49,9 milliards d'euros.
"Ce marché criminel est très organisé et très rentable. Il le serait 2 000 fois plus que celui de la cocaïne", indique M. Peyrical. Phénomène préoccupant : 30 % des médicaments diffusés dans les pays en voie de développement seraient contrefaits. Utilisés pour des maladies graves, ces produits accroissent les risques pour la santé.